Textes historiques concernant l'énergie


Dans cette présentation, nous nous appuyons sur trois scientifiques et un philosophe des sciences :

Richard FEYNMAN, La nature de la physique, points sciences , Editions du Seuil, 1980. Ce livre reproduit les textes d'une série de conférences données par l'auteur en 1964, il s'adresse au grand public si bien que des élèves de terminale S peuvent le lire sans difficultés
Luc VALENTIN, l'Univers mécanique, Hermann, première édition 1983, seconde édition 1995. Ce livre est un cours de mécanique qui s'adresse à des étudiants de première année universitaire et dont l'originalité réside dans les nombreuses réflexions auxquelles nous convie l'auteur à propos de la façon dont la physique fonctionne. Il constitue un outil précieux pour un professeur chargé en particulier d'une classe de première S.
Bernard d'ESPAGNAT dans "la Physique", bureau des longitudes, Gauthier-Villars, 1981. Bernard d'Espagnat est en fait un mathématicien qui a publié de nombreux ouvrages de réflexion sur la physique . L'extrait que nous citons fait la transition entre le point de vue de physiciens et celui d'un philosophes des sciences.
Ernst CASSIRER par lequel nous terminerons ce chapitre est un philosophe des sciences. Il analyse les travaux des scientifiques de la seconde moitié du XIXe siècle pour étudier de façon très fine la conceptualisation en physique. Nous citons des extraits de "Substance et fonction" , 1910, 1977 pour la traduction en français aux Editions de Minuit.


PRINCIPE DE CONSERVATION

Nous abordons cette notion avec Feynman qui l'explique de façon très simple par une analogie entre la physique et le jeu d'échecs.
"Lorsqu'on étudie les lois de la physique, on en découvre un grand nombre, compliquées et détaillées: lois de la gravitation, de l'électricité et du magnétisme, des interactions nucléaires, etc., mais à travers la variété de ces lois particulières règnent de grands principes généraux auxquelles toutes les lois paraissent obéir : ce sont par exemple, les principes de conservation, certaines qualités de symétrie, la forme générale des principes de la mécanique quantique, et malheureusement ou heureusement comme nous l'avons vu, le fait que toutes ces lois sont mathématiques.
Au cours de cet exposé je vous parlerai des principes de conservation.
Le physicien utilise les mots courants avec un sens particulier. Pour lui, une loi de conservation signifie qu'il existe un nombre que l'on peut calculer en un moment donné, puis, bien que la nature subisse de multiples variations, si on calcule cette quantité en un instant ultérieur, elle sera toujours la même, le nombre n'aura pas varié.
Prenons par exemple, la conservation de l'énergie; c'est une quantité que l'on peut calculer suivant une certaine règle, et on obtient toujours le même nombre quoi qu'il arrive.
Vous réalisez maintenant que cela peut être bien utile. Imaginons que la physique, ou plutôt la nature, est un vaste jeu d'échecs avec des millions de pièces, et que nous efforçons de découvrir la règle du jeu. Les grandes divinités qui jouent le font très rapidement, on a de la peine à suivre et à comprendre. Pourtant, nous arrivons à saisir certaines règles, et parmi celles que nous découvrons il y en a qui ne nécessitent pas d'observer tous les mouvements.
Par exemple, supposons qu'il y ait un seul fou, le fou blanc, sur l'échiquier; puisque le fou avance en diagonale et donc reste toujours sur des cases de la même couleur, si on détourne un instant le regard pendant que les dieux jouent et qu'on le reporte à nouveau sur le jeu, on peut s'attendre à trouver encore un fou blanc sur l'échiquier, sa position aura peut-être changé mais la couleur de sa case sera restée la même. Telle est l'essence même d'une loi de conservation. nous n'avons pas besoin d'entrer dans le jeu pour en connaître au moins les rudiments"
(pages 68 et 69).

Luc Valentin relie les lois de conservation aux principes d'invariance :
"La mécanique peut être fondée "d'une infinité de manières différentes"...Nous allons maintenant en introduire une autre : celle qui s'appuie sur les trois lois de conservation, de l'énergie, de la quantité de mouvement, et du moment cinétique, reliées à trois grands principes d'invariance des lois physiques appelées respectivement le principe d'invariance par translation dans le temps, le principe d'invariance par translation dans l'espace et le principe d'invariance par rotation dans l'espace. Notons bien que ces principes reposent sur l'intensité de nos convictions concernant l'invariance de l'ensemble de l'univers, c'est-à-dire son indifférence à nos choix subjectifs de référentiels" (page 121, les passages sont écrits en italique par l'auteur lui-même).

L'auteur précise ensuite les principes d'invariance qu'il vient d'évoquer et se pose la question de leur origine.
"A présent, pour faciliter la compréhension des lois de conservation, posons-nous la question suivante: pourquoi la nature accepte-t-elle de se plier à des principes d'invariance? Il existe autant de réponses que de physiciens. Certains insisteront sur cet aspect: sous quels traits pourrions-nous exister "ici et maintenant" et comment notre cerveau se serait-il former si les lois de la physique variaient d'instant en instant, de place en place, et de direction en direction? Comment fixerions-nous des rendez-vous? Comment pourrions-nous comprendre ce qui nous arrive? Il est donc heureux que les lois de conservation existent et qu'aucun fait expérimental ne les ait remises en cause pour l'instant. Sinon, l'univers serait proprement invivable et nous ne serions pas là pour l'observer.
Mais à la question ci-dessus, d'autres répondront, en insistant sur un aspect complémentaire: la nature ne se prête à rien; ce sont les physiciens qui se débrouillent pour sauver leurs principes. Par exemple, la conservation de l'énergie, associée à l'invariance des lois physiques par translation dans le temps, a été sauvegardée en modifiant au cours des deux derniers siècles son contenu physique: après les énergies cinétiques et potentielles, il a fallu introduire l'énergie thermique (la chaleur ), puis l'énergie de masse.
Dans cette volonté délibérée de sauvegarder le bilan d'énergie, l'artifice consiste à introduire des constantes fondamentales rendant homogènes des quantités apparemment sans rapport entre elles. Par exemple, la constante J = 4,18 Joule/calorie, appelée équivalent mécanique de la calorie, fait que l'on peut exprimer par un nombre "sans odeur, sans saveur, etc." des choses aussi différentes, a priori, que la chaleur et l'énergie mécanique associées qualitativement aux sensations de chaud et de froid, d'une part (énergie thermique), et d'autre part aux déplacements dans l'espace-temps (énergie cinétique) ou à leurs virtualités (énergie potentielle).
La constante de Bolztman, k, introduite au chapitre I, peut jouer le même rôle unificateur. Nous avons vu qu'elle permet de relier la température d'un système à l'énergie cinétique moyenne de ses constituants. On constate ainsi la place importante des constantes fondamentales dans les démarches unificatrices de la physique. Ce qui vaut pour J ou k dans l'unification de la chaleur et de l'énergie mécanique vaut aussi pour c, la célérité de la lumière, dans l'unification de ces énergies avec l'énergie de masse, grâce à la relation E = mc2, établie en mécanique relativiste. En mécanique quantique, c'est la constante de Planck, h, qui permet d'unifier les facettes corpusculaires et ondulatoires des phénomènes, grâce, par exemple, à la relation d'Einstein, E = hn, où E est l'énergie du corpuscule et où n est la fréquence de l'onde qui lui est associée.
Ainsi, à notre question initiale, l'artificialiste répond que les physiciens interprètent la nature en la réduisant à des nombres, et le naturaliste ajoute qu'ils arrivent à le faire parce que nous existons ici et maintenant avec nos sensations. Au lecteur de prendre conscience de sa propre philosophie"
(pages 122 et 123).


LA CONSERVATION DE L'ENERGIE

Nous nous intéressons maintenant plus précisément à l'énergie, d'abord avec Feynman qui parvient à donner une idée simple de sa conservation sans trahir la physique.
"De toutes les lois de conservation , celle qui traite de l'énergie est la plus difficile, la plus abstraite et cependant la plus utile, elle est plus difficile à comprendre que celles que je viens de décrire; en effet, pour la charge et ces autres lois de conservation, le mécanisme est clair, c'est plus ou moins la conservation de certains objets. Ce n'est pas tout à fait exact, car il y a le problème des objets nouveaux qu'on obtient à partir des anciens, mais, en tout cas, c'est une simple question de dénombrement. La conservation de l'énergie est un petit peu plus difficile, car, cette fois, nous avons un nombre qui ne varie pas avec le temps, mais ce nombre ne représente aucun objet particulier. Je voudrais utiliser une analogie un peu bête pour vous donner quelques explications.
Imaginez une mère qui laisse son enfant seul dans une pièce avec vingt-huit cubes absolument indestructibles. L'enfant joue avec les cubes toute la journée, et lorsqu'elle revient elle constate qu'il y a bien vingt-huit cubes; à chaque fois elle vérifie la conservation des cubes ! Cela continue pendant quelques jours, puis, un jour, à son retour, elle ne trouve plus que vingt-sept cubes. Cependant, elle trouve un cube dehors, au pied de la fenêtre, où l'enfant l'a jeté. La première chose à réaliser dans une loi de conservation, c'est que vous devez veiller à ce que le truc à contrôler ne passe pas de l'autre côté du mur. L'inverse pourrait se produire, si un petit garçon venait jouer avec l'enfant et apportait des cubes avec lui. Ce sont évidemment là des questions qu'il faut envisager quand on discute des lois de conservation.
Imaginez maintenant que la mère venant compter les cubes n'en trouve un jour que vingt-cinq, mais soupçonne l'enfant d'en avoir caché trois dans une petite boîte. Elle dit alors "je vais ouvrir cette boîte.- Non, répond l'enfant, tu ne dois pas l'ouvrir. "En mère intelligente, elle répond : "Je sais que la boîte vide pèse 600 g et que chaque cube pèse 100 g. Je vais donc peser la boîte." Ainsi, en faisant le total du nombre de cubes, elle obtient :
Nombre de cubes visibles + et le total fait 28. Ce système marche très bien pendant un certain temps, puis un jour le total ne tombe pas juste. Cependant, elle remarque que l'eau sale dans l'évier a changé de niveau. Elle sait que la profondeur de l'eau est de 6 cm quand il n'y a pas de cubes au fond et que le niveau monterait d'un demi-centimètre s'il y avait un cube dedans; elle ajoute donc un autre terme et obtient alors :
Nombre de cubes visibles +
et de nouveau le total fait 28.
A mesure que l'ingéniosité de l'enfant se développe, celle de la mère en fait autant, et on ajoute de plus en plus de termes, qui tous représentent des cubes, mais qui du point de vue des mathématiques ne sont que des calculs abstraits, puisque les cubes restent invisibles. Je voudrais maintenant établir mon analogie, et vous expliquer les ressemblances et les différences entre cet exemple et la conservation de l'énergie. Supposons d'abord que dans aucun des cas la mère n'ait vu de cubes. Le terme "nombre de cubes visibles" n'apparaît jamais. La mère, alors, serait toujours en train de calculer un tas de termes tels que "cubes dans la boîte", "cubes dans l'eau", etc. Pour l'énergie, cette différence existe, il n'y a pas de cubes, pour autant qu'on puisse dire. De plus, contrairement à l'exemple des cubes, en ce qui concerne l'énergie, les nombres qu'on obtient ne sont pas des nombres entiers. Je suppose qu'il pourrait arriver à cette pauvre mère, lorsqu'elle calcule un terme, d'obtenir 6 cubes 1/8, pour un autre terme 7/8 de cube, et pour les autres 21, ce qui fait encore un total de 28. Voilà à quoi ressemble la conservation de l'énergie.
On a ainsi découvert pour l'énergie une procédure avec une série de règles. A partir de chaque groupe de règles, on peut calculer un nombre pour chaque type d'énergie. En additionnant tous ces nombres ensemble, pour toutes les différentes formes d'énergie, on obtient toujours le même total. Mais autant que l'on sache, il n'y a pas de véritables unités, pas de petits roulements à billes. C'est une abstraction purement mathématique : il y a un nombre qui reste le même, quel que soit l'instant où on le calcule. Je ne peux pas donner une meilleure interprétation que celle-là. Cette énergie a toutes sortes de forme, analogue aux cubes dans la boîte, aux cubes dans l'eau, etc. Il y a l'énergie due au mouvement, appelée énergie cinétique, l'énergie due à l'interaction gravitationnelle, l'énergie thermique, l'énergie électrique, l'énergie de la lumière, l'énergie élastique des ressorts, etc., l'énergie chimique, l'énergie nucléaire, - et il y a aussi l'énergie que possède une particule de par le simple fait d'exister, énergie qui dépend directement de la masse, cette dernière est la contribution d'Einstein, comme vous le savez certainement. E = mc2 est l'équation fameuse de la loi dont je suis en train de parler"
. (pages 80 à 82).

Nous proposons maintenant l'extrait d'un article de Bernard d'Espagnat, "Concepts et théories de la physique moderne" où il précise le travail des physiciens qui ont contribué à l'émergence du concept d'énergie et son évolution jusqu'à l'énergie de masse. Cet extrait examine le fonctionnement de la physique et la démarche est proche de celle d'un épistémologue.

"Parce qu'elle est très bien connue, l'histoire de la maturation du concept d'énergie peut servir de premier exemple. Elle montre qu'une notion, aux apparences d'abord abstraites mais qui s'est avérée commode, revêt très aisément, et légitimement, dans nos esprits les couleurs mêmes du concret. Elle montre aussi comment la conception d'une qualité peut émerger du pur quantitatif par l'intermédiaire de l'idée de conservation.
Certes, l'énergie est liée d'une certaine manière au sentiment, humain et sans doute aussi animal, d'effort et de travail. Le lien pourtant est lâche et la véritable origine de la notion ne se trouve pas là mais dans une constatation théorico-expérimentale : celle du fait qu'il est possible de partir de grandeurs physiques qui varient au cours du temps (les vitesses et hauteur d'une bille lâchée sur un plan incliné constituent un exemple simple) pour construire une fonction de ces variables qui, elle, reste constante durant le processus considéré. On parle alors de "conservation" de cette fonction ou pour mieux dire de la grandeur physique nouvelle que par définition la fonction en question mesure. C'est l'une de ces grandeurs qui a pour nom énergie et nous nous occuperons seulement d'elle, bien que l'on puisse en élaborer d'autres, également à partir des grandeurs accessibles à nos instruments.
Le fait que contrairement à beaucoup d'autres (position, vitesse, couleur, etc.) la notion d'énergie ne soit pas donnée, mais construite, a pour très remarquable conséquence qu'on la généralise sans de trop grandes difficultés. De telles généralisations sont nécessaires car la notion a été bâtie en prenant pour point de départ des phénomènes simples, comme le roulement des billes sur des plans inclinés, et donc, inévitablement particuliers. Il arrive, par conséquent, que la fonction qui a été construite pour être conservée dans le cours de ces phénomènes ne le soit plus lorsque sont pris en considération des phénomènes plus généraux comme, par exemple, des glissements avec frottement. Ce que le physicien essaie alors de faire, c'est de construire une nouvelle fonction avec de nouvelles variables qui, ajoutées à la première, donne une somme conservée. Le fait très remarquable, et qui montre qu'il y a des lois, c'est que jusqu'ici il y soit parvenu dans tous les cas. On dit alors qu'il a découvert une nouvelle forme d'énergie (calorifique dans l'exemple ci-dessus). Encore une fois, ici comme précédemment, l'énergie obtenue n'est rien d'autre qu'un nombre abstrait (mesuré par une unité compliquée). C'est seulement la propriété simple de ce nombre de demeurer la même au cours du temps, la propriété de conservation, qui nous le fait considérer avec une attention particulière. Comme, d'autre part, dans les applications du concept en question c'est toujours la même propriété de conservation qui entre en jeu, on voit que pour "concrète" que soit en notre siècle cette marchandise qu'est l'énergie, le nombre abstrait en demeure encore, finalement, l'essentiel.
Récemment une autre forme d'énergie a été trouvée; il s'agit de l'énergie de masse. Sa mise en évidence expérimentale est une application simple des principes qui précèdent. Ainsi, considérons par exemple le choc d'un proton en mouvement rapide, par conséquent très "énergique" selon la terminologie courante, contre un autre proton immobile celui-ci. D'une collision de cette espèce on voit souvent émerger, outre les protons initiaux, d'autres particules ayant des masses appréciables. Ce fait est prodigieusement instructif. En effet, à la vitesse près, les deux protons qui émergent se manifestent comme absolument identiques aux deux protons qui constituaient à eux seuls le système physique incident. Dans ces conditions, de la masse a nécessairement été créée, celle de toutes les autres particules, et par conséquent nous ne pouvons plus à la fois garder la masse comme une mesure de la matière et continuer à dire que celle-ci est conservée. Mais en outre, cet abandon du vieux principe de conservation de la matière, dit principe de Lavoisier, n'est pas le seul que l'on doive faire. Si, en effet, on fait de la même façon le bilan d'énergie entre l'état initial et l'état final, en tenant compte de toutes les formes connues, classiques, de l'énergie, on trouve aussi que ce bilan n'est pas équilibré. Cette fois pourtant le déséquilibre s'établit, comme on le sait, en sens inverse : alors que l'état final a plus de masse que l'état initial il a, selon les conventions anciennes, moins d'énergie.
On voit dès lors ce qu'il convient de faire : il faut chercher s'il est possible d'inventer une nouvelle forme d'énergie, fonction de la masse, telle que le bilan énergétique total, compte tenu de cette énergie de masse, soit équilibré. Bien entendu, il n'est pas a priori évident que le résultat puisse être obtenu. Expérimentalement, cependant, on a constaté que cette possibilité existait bien effectivement et que pour la réaliser, il suffisait de définir l'énergie de masse de chaque particule comme étant égale à sa masse multipliée par le carré de la vitesse de la lumière, conformément à l'équation proposée antérieurement par Einstein à partir d'idées théoriques. Il faut également, comme il va de soi, utiliser l'expression relativiste de l'énergie de mouvement des particules.
Dans ces conditions le principe de la conservation de l'énergie est toujours vrai. Remarquons cependant que ce résultat très satisfaisant n'a pu être obtenu qu'au prix d'une révision de nos concepts, dont un instant de réflexion nous fera apprécier l'étendue. En effet, nous étions implicitement convenus d'appeler objets physiques tous les corps plus ou moins massifs et de considérer le mouvement de ces objets comme une simple propriété. Il ne nous serait pas venu naturellement à l'esprit d'établir une correspondance quelconque entre le mouvement qu'un objet peut avoir ou ne pas avoir, et l'existence, ou la non existence, d'un autre objet. Or, l'expérience qui vient d'être décrite oblige précisément à croire en une telle correspondance puisque, finalement, l'énergie cinétique des deux protons, c'est-à-dire leur pur mouvement, s'y transforme en masse (les particules produites) sans, encore une fois, que la nature intrinsèque des protons ne soit affectée.
Ainsi en est-on conduit sans théorie abstraite, à cette conclusion très importante que l'énergie, au sens général du terme, est plus qu'une simple propriété des corps et qu'elle participe à la substance même des objets. Quantitativement, la relation d'Einstein qui fournit l'équivalence entre la masse m et l'énergie E s'écrit :
E = mc2, où c est la vitesse de la lumière dans le vide"
(pages 329 à 331).

LE CONCEPT D'ENERGIE

Nous nous référons ici au livre d'Ernst Cassirer, philosophe des sciences : Substance et fonction, 1910, 1977 pour la traduction en français aux Editions de Minuit.
Les pages 174, 175 et 219 à 227 méritent d'être lues et tout particulièrement la page 225 où Cassirer opposent les deux thèses de la conceptualisation :
"L'occasion, une fois de plus, nous est donnée de reconnaître la place que tiennent les problèmes de "forme" dans les problèmes de "matière", et la persistance de leur influence. Les problèmes que soulève le concept nous ont permis de voir s'affronter deux thèses fondamentalement différentes. L'une, qui a joué un rôle dominant dans la logique traditionnelle, fait du concept la résultante du processus d'abstraction, c'est-à-dire de l'extraction d'une composante identique ou, au moins, semblable, extraite d'une pluralité de perceptions homogènes. Le contenu ainsi manifesté est, en toute rigueur, de la même veine et de la même nature que les objets dont il est détaché; il désigne une propriété qui, sans jamais se présenter pratiquement à l'état séparé, peut toujours se révéler au contact des objets sous la forme de tel ou tel de leurs aspects partiels et possède ainsi une existence concrète. Le concept est, en ce sens, la "représentation du facteur commun", la synthèse des traits particuliers qui qualifient de manière uniforme certaines classes d'objets. Cette conception a été toutefois battue en brèche par une autre manière de voir qui prit appui, pour l'essentiel, sur l'analyse des concepts mathématiques. Il ne s'agissait plus, cette fois, de faire appel à la comparaison pour distribuer le donné en classes distinctes dont les différents exemplaires ont en commun certains indices déterminés; il s'agissait, au contraire, de construire le donné au moyen d'une opération fonctionnant à la manière d'une loi dont l'unité était posée au point de départ; il s'agissait moins de détacher et d'extraire telle ou telle de ses parties que de définir les enchaînements et les relations sur lesquelles se fonde son articulation systématique et d'en constituer la structure relationnelle spécifique. C'est là une opposition dont la signification apparaît désormais sous un jour nouveau; car c'est cette opposition qui se poursuit encore, et que l'on peut clairement percevoir dans le débat ouvert à l'époque moderne sur le sens et la formulation du principe d'énergie" (page 225).

Il cite ensuite Rankine, le premier, au XIXe, à proposer le nom d'énergétique et partisan de la première thèse :

"[...] le concept propre aux sciences de la nature n'a d'autre ambition que de désigner certaines propriétés communes à une classe d'objets réels. Pour obtenir de telles propriétés, nous avons le choix, d'une manière générale, entre deux démarches. Nous pouvons, au moyen d'une "méthode procédant par pure abstraction", détacher, d'une multiplicité d'objets ou de phénomènes donnés, le thème déterminant commun à tous les membres de la classe et immédiatement adhèrent à leur manifestation sensible. Nous pouvons aussi contourner le phénomène lui-même pour remonter à certaines hypothèses destinées à nous livrer les principes explicatifs applicables au domaine des faits physiques. Seule, cependant, la première démarche correspond en toute rigueur aux exigences scientifique et philosophique. Car, sur ce terrain seulement, nous sommes assurés de ne pas falsifier les observations par une interprétation arbitraire ; en ce cas seulement, nous nous en tenons au domaine des faits eux-mêmes, sans leur adjoindre nul fait étranger, tout en les articulant et en les distribuant en classes définies. C'est le mérite de cette science nouvelle qu'est l'énergétique de recourir d'entrée de jeu à cette manière de procéder, fondée sur la seule abstraction..." (page 226).

Cassirer analyse ensuite "la faille qui subsiste chez Rankine" (pages 227 et 228) en affirmant que toute mesure en physique renvoie le physicien "à un réseau de concepts et d'opérations intellectuelles qui(...) ne trouvent aucun fondement dans les procédures fondées sur la seule abstraction". Il décrit alors le point de vue de Robert Mayer, fondateur de l'énergétique et partisan de l'autre thèse :
"On doit en premier lieu faire ici mention de Robert Mayer qui, présentant le concept nouveau, a précisé en même temps son cadre théorique général. La transformation de la force en mouvement et du mouvement en chaleur n'a, pour lui, il le souligne expressément, d'autre signification que de codifier le fait qu'entre groupes de phénomènes, si différents soient-ils, s'imposent certaines relations quantitatives. Demander qu'on s'accorde sur la manière dont le mouvement évanouissant donne lieu à de la chaleur serait trop exiger de l'esprit humain...." (page 230).

L'auteur cite une remarque de Helm à propos de Mayer :
"Dans l'esprit de son fondateur, l'énergétique n'a d'autre rôle que de marquer une pure relation, sans prétendre aucunement imposer la présence dans le monde d'un nouvel absolu. Lorsque des changements ont lieu, il faut bien qu'existe entre eux une relation mathématique déterminée ; telle est la formule de l'énergétique, telle est à coup sûr aussi la seule formule valable de toute connaissance vraie de la nature" (page 231).

Suivent d'autres citations, procédant du même point de vue, notamment de Hertz, à propos de l'énergie cinétique et de l'énergie potentielle. Terminons par Mayer lui-même :
"L'élévation d'un kilogramme à une hauteur de cinq mètres, le mouvement d'un tel poids à la vitesse de dix mètres par seconde sont un seul et même objet ; ce mouvement peut se convertir en élévation de poids mais cesse alors d'être mouvement, tout comme l'élévation de poids cesse d'être ce qu'elle est, une fois convertie en mouvement" (pages 231 et 232).

Cassirer rend compte de cette citation en les termes suivants :
"Poser ainsi l'identité d'une simple élévation au-dessus d'un certain niveau et d'une certaine distance, c'est-à-dire l'identité d'un simple état et d'un processus temporel, c'est révéler de manière on ne peut plus claire qu'on ne leur applique aucun étalon de mesure extrait immédiatement des choses elles-mêmes et que, bien loin d'y chercher une quelconque similitude de chose à chose, on les compare l'une à l'autre en raison de leurs seules valeurs abstraites de mesure..." (page 232).

Dans cette approche de Cassirer sur le principe de conservation, on retrouve celles de Feynmann et Valentin : il n'y a pas extraction immédiate des choses mais une conceptualisation importante, c'est à dire un traitement des concepts mis en relation entre eux mais, eux-mêmes sans relation terme à terme avec les choses (c'est à dire les objets et événements des expériences ou des situations matérielles).