Dans cette présentation, nous nous appuyons sur trois
scientifiques et un philosophe des sciences :
Richard FEYNMAN, La nature de la physique, points sciences ,
Editions du Seuil, 1980. Ce livre reproduit les textes d'une
série de conférences données par l'auteur
en 1964, il s'adresse au grand public si bien que des élèves
de terminale S peuvent le lire sans difficultés
Luc VALENTIN, l'Univers mécanique, Hermann, première
édition 1983, seconde édition 1995. Ce livre est
un cours de mécanique qui s'adresse à des étudiants
de première année universitaire et dont l'originalité
réside dans les nombreuses réflexions auxquelles
nous convie l'auteur à propos de la façon dont
la physique fonctionne. Il constitue un outil précieux
pour un professeur chargé en particulier d'une classe
de première S.
Bernard d'ESPAGNAT dans "la Physique", bureau des longitudes,
Gauthier-Villars, 1981. Bernard d'Espagnat est en fait un mathématicien
qui a publié de nombreux ouvrages de réflexion
sur la physique . L'extrait que nous citons fait la transition
entre le point de vue de physiciens et celui d'un philosophes
des sciences.
Ernst CASSIRER par lequel nous terminerons ce chapitre est un
philosophe des sciences. Il analyse les travaux des scientifiques
de la seconde moitié du XIXe siècle pour étudier
de façon très fine la conceptualisation en physique.
Nous citons des extraits de "Substance et fonction"
, 1910, 1977 pour la traduction en français aux Editions
de Minuit.
PRINCIPE DE CONSERVATION
Nous abordons cette notion avec Feynman qui l'explique de façon
très simple par une analogie entre la physique et le jeu
d'échecs.
"Lorsqu'on étudie les lois de la physique, on
en découvre un grand nombre, compliquées et détaillées:
lois de la gravitation, de l'électricité et du
magnétisme, des interactions nucléaires, etc.,
mais à travers la variété de ces lois particulières
règnent de grands principes généraux auxquelles
toutes les lois paraissent obéir : ce sont par exemple,
les principes de conservation, certaines qualités de symétrie,
la forme générale des principes de la mécanique
quantique, et malheureusement ou heureusement comme nous l'avons
vu, le fait que toutes ces lois sont mathématiques.
Au cours de cet exposé je vous parlerai des principes
de conservation.
Le physicien utilise les mots courants avec un sens particulier.
Pour lui, une loi de conservation signifie qu'il existe un nombre
que l'on peut calculer en un moment donné, puis, bien
que la nature subisse de multiples variations, si on calcule
cette quantité en un instant ultérieur, elle sera
toujours la même, le nombre n'aura pas varié.
Prenons par exemple, la conservation de l'énergie; c'est
une quantité que l'on peut calculer suivant une certaine
règle, et on obtient toujours le même nombre quoi
qu'il arrive.
Vous réalisez maintenant que cela peut être bien
utile. Imaginons que la physique, ou plutôt la nature,
est un vaste jeu d'échecs avec des millions de pièces,
et que nous efforçons de découvrir la règle
du jeu. Les grandes divinités qui jouent le font très
rapidement, on a de la peine à suivre et à comprendre.
Pourtant, nous arrivons à saisir certaines règles,
et parmi celles que nous découvrons il y en a qui ne nécessitent
pas d'observer tous les mouvements.
Par exemple, supposons qu'il y ait un seul fou, le fou blanc,
sur l'échiquier; puisque le fou avance en diagonale et
donc reste toujours sur des cases de la même couleur, si
on détourne un instant le regard pendant que les dieux
jouent et qu'on le reporte à nouveau sur le jeu, on peut
s'attendre à trouver encore un fou blanc sur l'échiquier,
sa position aura peut-être changé mais la couleur
de sa case sera restée la même. Telle est l'essence
même d'une loi de conservation. nous n'avons pas besoin
d'entrer dans le jeu pour en connaître au moins les rudiments"
(pages 68 et 69).
Luc Valentin relie les lois de conservation aux principes d'invariance
:
"La mécanique peut être fondée "d'une
infinité de manières différentes"...Nous
allons maintenant en introduire une autre : celle qui s'appuie
sur les trois lois de conservation, de l'énergie, de la
quantité de mouvement, et du moment cinétique,
reliées à trois grands principes d'invariance des
lois physiques appelées respectivement le principe d'invariance
par translation dans le temps, le principe d'invariance par translation
dans l'espace et le principe d'invariance par rotation dans l'espace.
Notons bien que ces principes reposent sur l'intensité
de nos convictions concernant l'invariance de l'ensemble de l'univers,
c'est-à-dire son indifférence à nos choix
subjectifs de référentiels" (page 121,
les passages sont écrits en italique par l'auteur lui-même).
L'auteur précise ensuite les principes d'invariance qu'il
vient d'évoquer et se pose la question de leur origine.
"A présent, pour faciliter la compréhension
des lois de conservation, posons-nous la question suivante: pourquoi
la nature accepte-t-elle de se plier à des principes d'invariance?
Il existe autant de réponses que de physiciens. Certains
insisteront sur cet aspect: sous quels traits pourrions-nous
exister "ici et maintenant" et comment notre cerveau
se serait-il former si les lois de la physique variaient d'instant
en instant, de place en place, et de direction en direction?
Comment fixerions-nous des rendez-vous? Comment pourrions-nous
comprendre ce qui nous arrive? Il est donc heureux que les lois
de conservation existent et qu'aucun fait expérimental
ne les ait remises en cause pour l'instant. Sinon, l'univers
serait proprement invivable et nous ne serions pas là
pour l'observer.
Mais à la question ci-dessus, d'autres répondront,
en insistant sur un aspect complémentaire: la nature ne
se prête à rien; ce sont les physiciens qui se débrouillent
pour sauver leurs principes. Par exemple, la conservation de
l'énergie, associée à l'invariance des lois
physiques par translation dans le temps, a été
sauvegardée en modifiant au cours des deux derniers siècles
son contenu physique: après les énergies cinétiques
et potentielles, il a fallu introduire l'énergie thermique
(la chaleur ), puis l'énergie de masse.
Dans cette volonté délibérée de sauvegarder
le bilan d'énergie, l'artifice consiste à introduire
des constantes fondamentales rendant homogènes des quantités
apparemment sans rapport entre elles. Par exemple, la constante
J = 4,18 Joule/calorie, appelée équivalent mécanique
de la calorie, fait que l'on peut exprimer par un nombre "sans
odeur, sans saveur, etc." des choses aussi différentes,
a priori, que la chaleur et l'énergie mécanique
associées qualitativement aux sensations de chaud et de
froid, d'une part (énergie thermique), et d'autre part
aux déplacements dans l'espace-temps (énergie cinétique)
ou à leurs virtualités (énergie potentielle).
La constante de Bolztman, k, introduite au chapitre I, peut jouer
le même rôle unificateur. Nous avons vu qu'elle permet
de relier la température d'un système à
l'énergie cinétique moyenne de ses constituants.
On constate ainsi la place importante des constantes fondamentales
dans les démarches unificatrices de la physique. Ce qui
vaut pour J ou k dans l'unification de la chaleur et de l'énergie
mécanique vaut aussi pour c, la célérité
de la lumière, dans l'unification de ces énergies
avec l'énergie de masse, grâce à la relation
E = mc2, établie en mécanique relativiste. En mécanique
quantique, c'est la constante de Planck, h, qui permet d'unifier
les facettes corpusculaires et ondulatoires des phénomènes,
grâce, par exemple, à la relation d'Einstein, E
= hn, où E est l'énergie du corpuscule et où
n est la fréquence de l'onde qui lui est associée.
Ainsi, à notre question initiale, l'artificialiste répond
que les physiciens interprètent la nature en la réduisant
à des nombres, et le naturaliste ajoute qu'ils arrivent
à le faire parce que nous existons ici et maintenant avec
nos sensations. Au lecteur de prendre conscience de sa propre
philosophie" (pages 122 et 123).
LA CONSERVATION DE L'ENERGIE
Nous nous intéressons maintenant plus précisément
à l'énergie, d'abord avec Feynman qui parvient
à donner une idée simple de sa conservation sans
trahir la physique.
"De toutes les lois de conservation , celle qui traite
de l'énergie est la plus difficile, la plus abstraite
et cependant la plus utile, elle est plus difficile à
comprendre que celles que je viens de décrire; en effet,
pour la charge et ces autres lois de conservation, le mécanisme
est clair, c'est plus ou moins la conservation de certains objets.
Ce n'est pas tout à fait exact, car il y a le problème
des objets nouveaux qu'on obtient à partir des anciens,
mais, en tout cas, c'est une simple question de dénombrement.
La conservation de l'énergie est un petit peu plus difficile,
car, cette fois, nous avons un nombre qui ne varie pas avec le
temps, mais ce nombre ne représente aucun objet particulier.
Je voudrais utiliser une analogie un peu bête pour vous
donner quelques explications.
Imaginez une mère qui laisse son enfant seul dans une
pièce avec vingt-huit cubes absolument indestructibles.
L'enfant joue avec les cubes toute la journée, et lorsqu'elle
revient elle constate qu'il y a bien vingt-huit cubes; à
chaque fois elle vérifie la conservation des cubes ! Cela
continue pendant quelques jours, puis, un jour, à son
retour, elle ne trouve plus que vingt-sept cubes. Cependant,
elle trouve un cube dehors, au pied de la fenêtre, où
l'enfant l'a jeté. La première chose à réaliser
dans une loi de conservation, c'est que vous devez veiller à
ce que le truc à contrôler ne passe pas de l'autre
côté du mur. L'inverse pourrait se produire, si
un petit garçon venait jouer avec l'enfant et apportait
des cubes avec lui. Ce sont évidemment là des questions
qu'il faut envisager quand on discute des lois de conservation.
Imaginez maintenant que la mère venant compter les cubes
n'en trouve un jour que vingt-cinq, mais soupçonne l'enfant
d'en avoir caché trois dans une petite boîte. Elle
dit alors "je vais ouvrir cette boîte.- Non, répond
l'enfant, tu ne dois pas l'ouvrir. "En mère intelligente,
elle répond : "Je sais que la boîte vide pèse
600 g et que chaque cube pèse 100 g. Je vais donc peser
la boîte." Ainsi, en faisant le total du nombre de
cubes, elle obtient :
Nombre de cubes visibles + et le total fait 28. Ce système
marche très bien pendant un certain temps, puis un jour
le total ne tombe pas juste. Cependant, elle remarque que l'eau
sale dans l'évier a changé de niveau. Elle sait
que la profondeur de l'eau est de 6 cm quand il n'y a pas de
cubes au fond et que le niveau monterait d'un demi-centimètre
s'il y avait un cube dedans; elle ajoute donc un autre terme
et obtient alors :
Nombre de cubes visibles +
et de nouveau le total fait 28.
A mesure que l'ingéniosité de l'enfant se développe,
celle de la mère en fait autant, et on ajoute de plus
en plus de termes, qui tous représentent des cubes, mais
qui du point de vue des mathématiques ne sont que des
calculs abstraits, puisque les cubes restent invisibles. Je voudrais
maintenant établir mon analogie, et vous expliquer les
ressemblances et les différences entre cet exemple et
la conservation de l'énergie. Supposons d'abord que dans
aucun des cas la mère n'ait vu de cubes. Le terme "nombre
de cubes visibles" n'apparaît jamais. La mère,
alors, serait toujours en train de calculer un tas de termes
tels que "cubes dans la boîte", "cubes dans
l'eau", etc. Pour l'énergie, cette différence
existe, il n'y a pas de cubes, pour autant qu'on puisse dire.
De plus, contrairement à l'exemple des cubes, en ce qui
concerne l'énergie, les nombres qu'on obtient ne sont
pas des nombres entiers. Je suppose qu'il pourrait arriver à
cette pauvre mère, lorsqu'elle calcule un terme, d'obtenir
6 cubes 1/8, pour un autre terme 7/8 de cube, et pour les autres
21, ce qui fait encore un total de 28. Voilà à
quoi ressemble la conservation de l'énergie.
On a ainsi découvert pour l'énergie une procédure
avec une série de règles. A partir de chaque groupe
de règles, on peut calculer un nombre pour chaque type
d'énergie. En additionnant tous ces nombres ensemble,
pour toutes les différentes formes d'énergie, on
obtient toujours le même total. Mais autant que l'on sache,
il n'y a pas de véritables unités, pas de petits
roulements à billes. C'est une abstraction purement mathématique
: il y a un nombre qui reste le même, quel que soit l'instant
où on le calcule. Je ne peux pas donner une meilleure
interprétation que celle-là. Cette énergie
a toutes sortes de forme, analogue aux cubes dans la boîte,
aux cubes dans l'eau, etc. Il y a l'énergie due au mouvement,
appelée énergie cinétique, l'énergie
due à l'interaction gravitationnelle, l'énergie
thermique, l'énergie électrique, l'énergie
de la lumière, l'énergie élastique des ressorts,
etc., l'énergie chimique, l'énergie nucléaire,
- et il y a aussi l'énergie que possède une particule
de par le simple fait d'exister, énergie qui dépend
directement de la masse, cette dernière est la contribution
d'Einstein, comme vous le savez certainement. E = mc2 est l'équation
fameuse de la loi dont je suis en train de parler".
(pages 80 à 82).
Nous proposons maintenant l'extrait d'un article de Bernard d'Espagnat,
"Concepts et théories de la physique moderne"
où il précise le travail des physiciens qui ont
contribué à l'émergence du concept d'énergie
et son évolution jusqu'à l'énergie de masse.
Cet extrait examine le fonctionnement de la physique et la démarche
est proche de celle d'un épistémologue.
"Parce qu'elle est très bien connue, l'histoire
de la maturation du concept d'énergie peut servir de premier
exemple. Elle montre qu'une notion, aux apparences d'abord abstraites
mais qui s'est avérée commode, revêt très
aisément, et légitimement, dans nos esprits les
couleurs mêmes du concret. Elle montre aussi comment la
conception d'une qualité peut émerger du pur quantitatif
par l'intermédiaire de l'idée de conservation.
Certes, l'énergie est liée d'une certaine manière
au sentiment, humain et sans doute aussi animal, d'effort et
de travail. Le lien pourtant est lâche et la véritable
origine de la notion ne se trouve pas là mais dans une
constatation théorico-expérimentale : celle du
fait qu'il est possible de partir de grandeurs physiques qui
varient au cours du temps (les vitesses et hauteur d'une bille
lâchée sur un plan incliné constituent un
exemple simple) pour construire une fonction de ces variables
qui, elle, reste constante durant le processus considéré.
On parle alors de "conservation" de cette fonction
ou pour mieux dire de la grandeur physique nouvelle que par définition
la fonction en question mesure. C'est l'une de ces grandeurs
qui a pour nom énergie et nous nous occuperons seulement
d'elle, bien que l'on puisse en élaborer d'autres, également
à partir des grandeurs accessibles à nos instruments.
Le fait que contrairement à beaucoup d'autres (position,
vitesse, couleur, etc.) la notion d'énergie ne soit pas
donnée, mais construite, a pour très remarquable
conséquence qu'on la généralise sans de
trop grandes difficultés. De telles généralisations
sont nécessaires car la notion a été bâtie
en prenant pour point de départ des phénomènes
simples, comme le roulement des billes sur des plans inclinés,
et donc, inévitablement particuliers. Il arrive, par conséquent,
que la fonction qui a été construite pour être
conservée dans le cours de ces phénomènes
ne le soit plus lorsque sont pris en considération des
phénomènes plus généraux comme, par
exemple, des glissements avec frottement. Ce que le physicien
essaie alors de faire, c'est de construire une nouvelle fonction
avec de nouvelles variables qui, ajoutées à la
première, donne une somme conservée. Le fait très
remarquable, et qui montre qu'il y a des lois, c'est que jusqu'ici
il y soit parvenu dans tous les cas. On dit alors qu'il a découvert
une nouvelle forme d'énergie (calorifique dans l'exemple
ci-dessus). Encore une fois, ici comme précédemment,
l'énergie obtenue n'est rien d'autre qu'un nombre abstrait
(mesuré par une unité compliquée). C'est
seulement la propriété simple de ce nombre de demeurer
la même au cours du temps, la propriété de
conservation, qui nous le fait considérer avec une attention
particulière. Comme, d'autre part, dans les applications
du concept en question c'est toujours la même propriété
de conservation qui entre en jeu, on voit que pour "concrète"
que soit en notre siècle cette marchandise qu'est l'énergie,
le nombre abstrait en demeure encore, finalement, l'essentiel.
Récemment une autre forme d'énergie a été
trouvée; il s'agit de l'énergie de masse. Sa mise
en évidence expérimentale est une application simple
des principes qui précèdent. Ainsi, considérons
par exemple le choc d'un proton en mouvement rapide, par conséquent
très "énergique" selon la terminologie
courante, contre un autre proton immobile celui-ci. D'une collision
de cette espèce on voit souvent émerger, outre
les protons initiaux, d'autres particules ayant des masses appréciables.
Ce fait est prodigieusement instructif. En effet, à la
vitesse près, les deux protons qui émergent se
manifestent comme absolument identiques aux deux protons qui
constituaient à eux seuls le système physique incident.
Dans ces conditions, de la masse a nécessairement été
créée, celle de toutes les autres particules, et
par conséquent nous ne pouvons plus à la fois garder
la masse comme une mesure de la matière et continuer à
dire que celle-ci est conservée. Mais en outre, cet abandon
du vieux principe de conservation de la matière, dit principe
de Lavoisier, n'est pas le seul que l'on doive faire. Si, en
effet, on fait de la même façon le bilan d'énergie
entre l'état initial et l'état final, en tenant
compte de toutes les formes connues, classiques, de l'énergie,
on trouve aussi que ce bilan n'est pas équilibré.
Cette fois pourtant le déséquilibre s'établit,
comme on le sait, en sens inverse : alors que l'état final
a plus de masse que l'état initial il a, selon les conventions
anciennes, moins d'énergie.
On voit dès lors ce qu'il convient de faire : il faut
chercher s'il est possible d'inventer une nouvelle forme d'énergie,
fonction de la masse, telle que le bilan énergétique
total, compte tenu de cette énergie de masse, soit équilibré.
Bien entendu, il n'est pas a priori évident que le résultat
puisse être obtenu. Expérimentalement, cependant,
on a constaté que cette possibilité existait bien
effectivement et que pour la réaliser, il suffisait de
définir l'énergie de masse de chaque particule
comme étant égale à sa masse multipliée
par le carré de la vitesse de la lumière, conformément
à l'équation proposée antérieurement
par Einstein à partir d'idées théoriques.
Il faut également, comme il va de soi, utiliser l'expression
relativiste de l'énergie de mouvement des particules.
Dans ces conditions le principe de la conservation de l'énergie
est toujours vrai. Remarquons cependant que ce résultat
très satisfaisant n'a pu être obtenu qu'au prix
d'une révision de nos concepts, dont un instant de réflexion
nous fera apprécier l'étendue. En effet, nous étions
implicitement convenus d'appeler objets physiques tous les corps
plus ou moins massifs et de considérer le mouvement de
ces objets comme une simple propriété. Il ne nous
serait pas venu naturellement à l'esprit d'établir
une correspondance quelconque entre le mouvement qu'un objet
peut avoir ou ne pas avoir, et l'existence, ou la non existence,
d'un autre objet. Or, l'expérience qui vient d'être
décrite oblige précisément à croire
en une telle correspondance puisque, finalement, l'énergie
cinétique des deux protons, c'est-à-dire leur pur
mouvement, s'y transforme en masse (les particules produites)
sans, encore une fois, que la nature intrinsèque des protons
ne soit affectée.
Ainsi en est-on conduit sans théorie abstraite, à
cette conclusion très importante que l'énergie,
au sens général du terme, est plus qu'une simple
propriété des corps et qu'elle participe à
la substance même des objets. Quantitativement, la relation
d'Einstein qui fournit l'équivalence entre la masse m
et l'énergie E s'écrit :
E = mc2, où c est la vitesse de la lumière dans
le vide" (pages 329 à 331).
LE CONCEPT D'ENERGIE
Nous nous référons ici au livre d'Ernst Cassirer,
philosophe des sciences : Substance et fonction, 1910, 1977 pour
la traduction en français aux Editions de Minuit.
Les pages 174, 175 et 219 à 227 méritent d'être
lues et tout particulièrement la page 225 où Cassirer
opposent les deux thèses de la conceptualisation :
"L'occasion, une fois de plus, nous est donnée
de reconnaître la place que tiennent les problèmes
de "forme" dans les problèmes de "matière",
et la persistance de leur influence. Les problèmes que
soulève le concept nous ont permis de voir s'affronter
deux thèses fondamentalement différentes. L'une,
qui a joué un rôle dominant dans la logique traditionnelle,
fait du concept la résultante du processus d'abstraction,
c'est-à-dire de l'extraction d'une composante identique
ou, au moins, semblable, extraite d'une pluralité de perceptions
homogènes. Le contenu ainsi manifesté est, en toute
rigueur, de la même veine et de la même nature que
les objets dont il est détaché; il désigne
une propriété qui, sans jamais se présenter
pratiquement à l'état séparé, peut
toujours se révéler au contact des objets sous
la forme de tel ou tel de leurs aspects partiels et possède
ainsi une existence concrète. Le concept est, en ce sens,
la "représentation du facteur commun", la synthèse
des traits particuliers qui qualifient de manière uniforme
certaines classes d'objets. Cette conception a été
toutefois battue en brèche par une autre manière
de voir qui prit appui, pour l'essentiel, sur l'analyse des concepts
mathématiques. Il ne s'agissait plus, cette fois, de faire
appel à la comparaison pour distribuer le donné
en classes distinctes dont les différents exemplaires
ont en commun certains indices déterminés; il s'agissait,
au contraire, de construire le donné au moyen d'une opération
fonctionnant à la manière d'une loi dont l'unité
était posée au point de départ; il s'agissait
moins de détacher et d'extraire telle ou telle de ses
parties que de définir les enchaînements et les
relations sur lesquelles se fonde son articulation systématique
et d'en constituer la structure relationnelle spécifique.
C'est là une opposition dont la signification apparaît
désormais sous un jour nouveau; car c'est cette opposition
qui se poursuit encore, et que l'on peut clairement percevoir
dans le débat ouvert à l'époque moderne
sur le sens et la formulation du principe d'énergie"
(page 225).
Il cite ensuite Rankine, le premier, au XIXe, à proposer
le nom d'énergétique et partisan de la première
thèse :
"[...] le concept propre aux sciences de la nature n'a
d'autre ambition que de désigner certaines propriétés
communes à une classe d'objets réels. Pour obtenir
de telles propriétés, nous avons le choix, d'une
manière générale, entre deux démarches.
Nous pouvons, au moyen d'une "méthode procédant
par pure abstraction", détacher, d'une multiplicité
d'objets ou de phénomènes donnés, le thème
déterminant commun à tous les membres de la classe
et immédiatement adhèrent à leur manifestation
sensible. Nous pouvons aussi contourner le phénomène
lui-même pour remonter à certaines hypothèses
destinées à nous livrer les principes explicatifs
applicables au domaine des faits physiques. Seule, cependant,
la première démarche correspond en toute rigueur
aux exigences scientifique et philosophique. Car, sur ce terrain
seulement, nous sommes assurés de ne pas falsifier les
observations par une interprétation arbitraire ; en ce
cas seulement, nous nous en tenons au domaine des faits eux-mêmes,
sans leur adjoindre nul fait étranger, tout en les articulant
et en les distribuant en classes définies. C'est le mérite
de cette science nouvelle qu'est l'énergétique
de recourir d'entrée de jeu à cette manière
de procéder, fondée sur la seule abstraction..."
(page 226).
Cassirer analyse ensuite "la faille qui subsiste chez Rankine"
(pages 227 et 228) en affirmant que toute mesure en physique
renvoie le physicien "à un réseau de concepts
et d'opérations intellectuelles qui(...) ne trouvent aucun
fondement dans les procédures fondées sur la seule
abstraction". Il décrit alors le point de vue de
Robert Mayer, fondateur de l'énergétique et partisan
de l'autre thèse :
"On doit en premier lieu faire ici mention de Robert Mayer
qui, présentant le concept nouveau, a précisé
en même temps son cadre théorique général.
La transformation de la force en mouvement et du mouvement en
chaleur n'a, pour lui, il le souligne expressément, d'autre
signification que de codifier le fait qu'entre groupes de phénomènes,
si différents soient-ils, s'imposent certaines relations
quantitatives. Demander qu'on s'accorde sur la manière
dont le mouvement évanouissant donne lieu à de
la chaleur serait trop exiger de l'esprit humain...." (page
230).
L'auteur cite une remarque de Helm à propos de Mayer :
"Dans l'esprit de son fondateur, l'énergétique
n'a d'autre rôle que de marquer une pure relation, sans
prétendre aucunement imposer la présence dans le
monde d'un nouvel absolu. Lorsque des changements ont lieu, il
faut bien qu'existe entre eux une relation mathématique
déterminée ; telle est la formule de l'énergétique,
telle est à coup sûr aussi la seule formule valable
de toute connaissance vraie de la nature" (page 231).
Suivent d'autres citations, procédant du même point
de vue, notamment de Hertz, à propos de l'énergie
cinétique et de l'énergie potentielle. Terminons
par Mayer lui-même :
"L'élévation d'un kilogramme à une
hauteur de cinq mètres, le mouvement d'un tel poids à
la vitesse de dix mètres par seconde sont un seul et même
objet ; ce mouvement peut se convertir en élévation
de poids mais cesse alors d'être mouvement, tout comme
l'élévation de poids cesse d'être ce qu'elle
est, une fois convertie en mouvement" (pages 231 et
232).
Cassirer rend compte de cette citation en les termes suivants
:
"Poser ainsi l'identité d'une simple élévation
au-dessus d'un certain niveau et d'une certaine distance, c'est-à-dire
l'identité d'un simple état et d'un processus temporel,
c'est révéler de manière on ne peut plus
claire qu'on ne leur applique aucun étalon de mesure extrait
immédiatement des choses elles-mêmes et que, bien
loin d'y chercher une quelconque similitude de chose à
chose, on les compare l'une à l'autre en raison de leurs
seules valeurs abstraites de mesure..." (page 232).
Dans cette approche de Cassirer sur le principe de conservation,
on retrouve celles de Feynmann et Valentin : il n'y a pas extraction
immédiate des choses mais une conceptualisation importante,
c'est à dire un traitement des concepts mis en relation
entre eux mais, eux-mêmes sans relation terme à
terme avec les choses (c'est à dire les objets et événements
des expériences ou des situations matérielles).